Chavirer, Lola Lafon. Éditions Actes Sud, août 2020, 352 pages.

Ce roman est une déflagration. Une déflagration toute en finesse. Nous sommes début 80, Cléo à 13 ans, elle vit dans une banlieue à l’est de Paris. Issue d’une famille de la classe moyenne, c’est en regardant Champs Élysées, l’émission favorite de sa maman, qu’elle découvre et tombe amoureuse de la danse. C’est la révélation et ses projets d’avenir sont tout tracés : elle veut devenir une danseuse professionnelle, porter des plumes et des paillettes et étinceler devant les caméras de télévision.

Un jour, à la fin de son cours de danse, Cathy vient aborder Cléo. Qu’elle est splendide, Cathy ! Qu’elle a de la classe, le goût des belles et bonnes choses. Et puis, elle est si gentille, attentionnée et généreuse envers Cléo. Comment ne pas avoir confiance ? Cathy lui dit qu’elle a du talent, c’est certain. Maintenant, ce qu’il faut, c’est avoir de l’ambition, décrocher une bourse d’études, sortir de l’ombre. Ça tombe bien, elle travaille pour une fondation qui cherche à dénicher des talents et à leur offrir une bourse d’études… Ainsi ensorcelée, Cléo fonce tête baissée. Elle n’a que treize ans. A treize ans, on n’imagine pas à quel point le monde peut être vicieux.

Seulement, derrière les sorties shopping, les cadeaux à tout-va et les billets que Cathy lui donne comme argent de poche, il y a le revers de la médaille. Dans un hôtel luxueux, à l’abri des regards, dans une ambiance sombre et cloitrée, autour d’un déjeuner fastueux. C’est là que tout se joue. Ils sont quelques hommes à les accueillir, ces gamines. On les aborde, on leur fait miroiter cette fameuse bourse d’études. Elle y est presque, Cléo… il faut simplement qu’elle semble plus ouverte, moins sur la défensive. Il faut dire oui. Montrer qu’elle n’a pas froid aux yeux, qu’elle n’est pas une gamine de treize ans. Et pourtant.

Alors, derrière les rideaux tirés, Cléo devient une victime. Victime d’un système dont la machine est extrêmement bien huilée. Cléo n’a pas dit non. Mais elle n’a pas dit oui non plus. À treize ans, on ne connaît rien de la vie. Comment aurait-elle pu imaginer ? La bourse, elle ne l’aura pas. En revanche, Cathy va lui proposer de travailler pour elle. De trouver les futurs récipiendaires de cette fameuse bourse d’études.

Alors Cléo, bien malgré elle, devient complice. Et au fil des ans, elle prendra la mesure de ce qu’elle a fait, par dévotion pour Cathy. De ce qu’on lui a demandé de faire, du haut de ses treize ans. Et la culpabilité entre en jeu, elle ne lâchera pas Cléo. Parce que Cléo a grandi, est devenue une femme. Même si une partie d’elle aura treize ans pour toujours.

L’écriture de Lola Lafon est splendide et elle dépeint à merveille les mécanismes mis en place par les prédateurs, ainsi que l’engrenage dont a été victime Cléo. La construction narrative – bien qu’elle puisse paraître déroutante au premier abord – permet de mettre en exergue les différentes étapes de la vie de Cléo, ainsi que les rencontres qu’elle a pu faire. Je ne vous parle même pas de la fin, qui nous laisse le cœur au bord des lèvres.

Une lecture à ne pas manquer, qui interroge sur les notions de consentement, de libre arbitre, de liberté et de d’appropriation du corps. Une lecture somme toute dérangeante, mais indispensable.

Résumé éditeur

1984. Cléo, treize ans, qui vit entre ses parents une existence modeste en banlieue parisienne, se voit un jour proposer d’obtenir une bourse, délivrée par une mystérieuse Fondation, pour réaliser son rêve : devenir danseuse de modern jazz. Mais c’est un piège, sexuel, monnayable, qui se referme sur elle et dans lequel elle va entraîner d’autres collégiennes.

2019. Un fichier de photos est retrouvé sur le net, la police lance un appel à témoins à celles qui ont été victimes de la Fondation.

Devenue danseuse, notamment sur les plateaux de Drucker dans les années 1990, Cléo comprend qu’un passé qui ne passe pas est revenu la chercher, et qu’il est temps d’affronter son double fardeau de victime et de coupable.

Chavirer suit les diverses étapes du destin de Cléo à travers le regard de ceux qui l’ont connue tandis que son personnage se diffracte et se recompose à l’envi, à l’image de nos identités mutantes et des mystères qui les gouvernent.

Revisitant les systèmes de prédation à l’aune de la fracture sociale et raciale, Lola Lafon propose ici une ardente méditation sur les impasses du pardon, tout en rendant hommage au monde de la variété populaire où le sourire est contractuel et les faux cils obligatoires, entre corps érotisé et corps souffrant, magie de la scène et coulisses des douleurs.

Extrait

« Ce n’est pas ce à quoi on nous oblige qui nous détruit, mais ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche ; ces hontes minuscules de consentir à renforcer ce qu’on dénonce : j’achète des objets dont je n’ignore pas qu’ils sont fabriqués par des esclaves, je me rends en vacances dans une dictature aux belles plages ensoleillées. Je vais à l’anniversaire d’un harceleur qui me produit. Nous sommes traversés de ces hontes, un tourbillon qui, peu à peu, nous creuse et nous vide. N’avoir rien dit, rien fait. Avoir dit oui parce qu’on ne savait pas dire non. »

•••

« Plus belle qu’une mère et plus fascinante qu’une copine, Cathy chantonnait un refrain que les adultes n’entendaient pas, elle parlait couramment une langue adolescente semée de mots magiques : futur, repérée, exceptionnelle. »

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