« 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange », Elif Shafak. Grand Prix des Lectrices Elle 2020

10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange, Elif Shafak. Éditions Flammarion, janvier 2020, 400 pages.
Et si notre cerveau continuait à fonctionner pendant 10 minutes et 38 secondes, très précisément, après notre mort ? C’est l’incroyable pitch de départ du roman d’Elif Shafak.

Au-delà de cette idée de départ un peu loufoque, l’auteure va bien plus loin. Tequila Leila, rien ne la prédestinait à devenir prostituée. Née au sein d’une « bonne famille », elle se retrouve finalement perdue à Istanbul, sans autre choix que vendre son corps contre un toit et quelques billets. Heureusement, elle a quelques amis fidèles sur lesquels elle peut compter pour adoucir sa vie.

En racontant la vie de Leila, prostituée, c’est toute la condition féminine en Turquie, qu’Elif Shafak dénonce. Mais pas que ! Elle nous parle également des liens familiaux, de la religion, des croyances et des rituels de tout un pays.

Elif Shafak nous présente une Istanbul pleine d’ambiguïté, de charme, de violence, d’amour et de haine. Une ville dans laquelle se réfugient ceux reniés par leurs familles, ceux qui fuient leurs familles, ceux qui ont tout perdu, ceux qui viennent tout chercher.

J’ai adoré la première partie de ce roman, très intime et bien menée. Néanmoins, j’ai trouvé que les deux dernières parties trainaient un peu en longueur. Certains passages étaient, à mon sens, trop étayés, plombant parfois légèrement le rythme de lecture.

Sans être un coup de cœur, je garderai un beau souvenir de cette lecture et de la découverte de cette auteure… ainsi que d’Istanbul, une ville qui semble bouillonnante et intense, chargée d’Histoire et de paradoxes.

Résumé éditeur

Et si notre esprit fonctionnait encore quelques instants après notre mort biologique ? 10 minutes et 38 secondes exactement. C’est ce qui arrive à Tequila Leila, prostituée brutalement assassinée dans une rue d’Istanbul. Du fond de la benne à ordures dans laquelle on l’a jetée, elle entreprend alors un voyage vertigineux au gré de ses souvenirs, d’Anatolie jusqu’aux quartiers les plus mal famés de la ville.

En retraçant le parcours de cette jeune fille de bonne famille dont le destin a basculé, Elif Shafak nous raconte aussi l’histoire de nombre de femmes dans la Turquie d’aujourd’hui. À l’affût des silences pour mieux redonner la parole aux « sans-voix », la romancière excelle une nouvelle fois dans le portrait de ces « indésirables », relégués aux marges de la société.

Extrait

« Certes rien ne pouvait remplacer une famille de sang aimante et heureuse, mais à défaut, une bonne famille d’eau pouvait laver les blessures et le chagrin amassés au fond de soi comme de la suie noire. Il était donc possible pour vos amis de trouver une place précieuse dans votre cœur, et d’y occuper plus d’espace que tous vos parents réunis. Mais ceux qui n’ont pas eu à vivre l’expérience d’être rejetés par leurs proches ne comprendront jamais cette vérité, vivraient-ils un million d années. Ils ne sauront jamais que dans certains cas l’eau coule plus épaisse que le sang. »

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« Le consentement », Vanessa Springora. Grand Prix des Lectrices Elle 2020

Le Consentement, Vanessa Springora. Éditions Grasset, janvier 2020, 216 pages.

C’est tellement délicat, de chroniquer un tel récit. De mettre des mots, de porter un avis, de mettre une note.

Je ne peux pas dire que j’ai aimé ce récit. Comment aimer ? Comment aimer la narration de ces années d’abus et de manipulations ?

Vanessa Springora pose des mots sur son terrible passé, sur l’emprise que cet homme, G. M., avait sur elle, sur les autres.

C’est l’histoire d’une enfance volée et d’une vie à tout jamais brisée. Et pourtant, l’auteure parvient à le faire avec une certaine élégance. C’est brut, c’est certain. Mais, il y a aussi une certaine douceur, dans la façon dont Vanessa Springora s’exprime. Il y a de la colère, de la haine, du dégoût … mais il y a aussi de la douceur et de l’espoir. C’est ce qui, à mon sens, en fait un récit supportable à lire.

Les premières pages m’ont données un haut-le-cœur. La façon dont tout cela est décrit, la façon dont les mots s’enchaînent, ce qu’on lit… et ce qu’on comprend, entre les lignes. Puis, au fur et à mesure de ce récit, c’est toute la mécanique implacable de ces prédateurs sexuels que l’on découvre. On la connaît tous, évidemment, cette mécanique, mais rien n’y fait, à chaque fois, je trouve ça d’autant plus terrible, d’autant plus flippant.

C’est un récit qui a fait grand bruit avant même sa sortie … à juste titre. Il faut parler de ces choses-là. En parler, encore et toujours. Parce que les prédateurs sexuels, les pédophiles, les violeurs … existeront toujours. Ce que nous pouvons éradiquer, en revanche, c’est ce sentiment de honte qui continue de coller à la peau des victimes, ce sentiment de l’avoir « cherché », quelque part. Personne, PERSONNE, n’est responsable des violences sexuelles et/ou physiques qu’il/elle subit.

Vanessa Springora signe un récit intime et intimiste qui vous portera le cœur au bord des lèvres … ça fait mal, ça tord les boyaux, mais c’est une lecture nécessaire

Résumé éditeur

Au milieu des années 80, élevée par une mère divorcée, V. comble par la lecture le vide laissé par un père aux abonnés absents. A treize ans, dans un dîner, elle rencontre G. , un écrivain dont elle ignore la réputation sulfureuse. Dès le premier regard, elle est happée par le charisme de cet homme de cinquante ans aux faux airs de bonze, par ses oeillades énamourées et l’attention qu’il lui porte.
Plus tard, elle reçoit une lettre où il lui déclare son besoin  » impérieux  » de la revoir. Omniprésent, passionné, G. parvient à la rassurer : il l’aime et ne lui fera aucun mal. Alors qu’elle vient d’avoir quatorze ans, V. s’offre à lui corps et âme. Les menaces de la brigade des mineurs renforcent cette idylle dangereusement romanesque. Mais la désillusion est terrible quand V. comprend que G. collectionne depuis toujours les amours avec des adolescentes, et pratique le tourisme sexuel dans des pays où les mineurs sont vulnérables.
Derrière les apparences flatteuses de l’homme de lettres, se cache un prédateur, couvert par une partie du milieu littéraire.
V. tente de s’arracher à l’emprise qu’il exerce sur elle, tandis qu’il s’apprête à raconter leur histoire dans un roman. Après leur rupture, le calvaire continue, car l’écrivain ne cesse de réactiver la souffrance de V. à coup de publications et de harcèlement.
 » Depuis tant d’années, mes rêves sont peuplés de meurtres et de vengeance. Jusqu’au jour où la solution se présente enfin, là, sous mes yeux, comme une évidence : prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre  » , écrit-elle en préambule de ce récit libérateur.

Plus de trente ans après les faits, Vanessa Springora livre ce texte fulgurant, d’une sidérante lucidité, écrit dans une langue remarquable. Elle y dépeint un processus de manipulation psychique implacable et l’ambiguïté effrayante dans laquelle est placée la victime consentante, amoureuse.
Mais au-delà de son histoire individuelle, elle questionne aussi les dérives d’une époque, et la complaisance d’un milieu aveuglé par le talent et la célébrité.

Extraits

« G. affiche un air grave et la mine sombre, ce qui ne lui ressemble pas. On s’est retrouvés dans un café où nous avons nos habitudes, face au jardin du Luxembourg. Quand je lui demande ce qui le préoccupe, il hésite un moment avant de m’avouer la vérité. La Brigade des mineurs l’a convoqué dans la matinée, après avoir reçu une lettre de dénonciation anonyme le concernant. Nous ne sommes donc pas les seuls à être sensibles au charme de l’épistolaire. »

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«Les actes manqués n’engagent que ceux qui les relèvent. »

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« Cosmétique du chaos », Espedite

Cosmétique du chaos, Espedite. Éditions Actes Sud, février 2020, 112 pages.

L’écriture est sublime, saisissante et poétique. C’est brut et dérangeant. L’histoire est à la fois cruelle et pathétique.

C’est l’histoire d’une dystopie, qui ne semble pourtant pas si éloignée de notre monde actuel. Un monde où notre image compte plus que tout.

Une société qui prône la jeunesse et la beauté, coûte que coûte. Il faut bien présenter, toujours, tout le temps. Montrer son visage, tout le temps, partout. À outrance. Trouver le plus beau filtre, la plus belle pose.

(suite…)

« Mamma Maria », Serena Giuliano

Mamma Maria, Serena Giuliano. Éditions du Cherche-Midi, mars 2020, 240 pages.

Elles sont belles, les valeurs défendues par Serena, dans son nouveau roman. Ils sont beaux, ces italiens, qui se retrouvent chez Mamma Maria.

Ils ont de la gouaille. Je les imagine avec des rides au coin de leurs yeux pétillants. Je les imagine se raconter des histoires, aller à la rencontre de ceux qui sont attablés, seuls, devant leur ristretto.

Le dernier roman de Serena est une petite ode à la vie, à l’amour, à l’ouverture d’esprit et… à l’Italie.

(suite…)

« Manuel de survie à l’usage des jeunes filles », Mick Kitson. Prix meilleur roman Points 2020.

Manuel de survie à l’usage des jeunes filles, Mick Kitson. Éditions Métailié, août 2018, 256 pages.

J’ai acheté ce roman en septembre, à Besançon, lors du salon du livre. J’y pensais, régulièrement, sans l’ouvrir pour autant. Alors, quand il s’est trouvé qu’il faisait partie de la sélection pour le prix du meilleur roman Points 2020, forcément, je l’ai lu ! Et quelle belle surprise !

J’ai été conquise par l’histoire de ces deux gamines en fuite, logeant dans une cabane de fortune en pleine forêt. Sal et Peppa. Deux sœurs.

La force du roman repose, entre autres, selon moi, à l’hermétisme au monde extérieur que l’auteur arrive à créer. Oublié, le monde connecté en permanence, où l’on veut tout et tout de suite. Au milieu de ces bois, il faut attendre encore et toujours. Attendre que le poisson morde, que le lapin se coince, que l’eau chauffe, que la pluie passe, que le vent retombe… Sal l’a préparé pendant de longs mois, leur fuite. Il le fallait. Il fallait qu’elle protège sa petite sœur, Peppa, de leur beau-père. Inexorablement.

Alors, elles partent, un soir, après avoir commis l’inévitable. Sal a tout planifié, tout prévu. Alors, elles se réfugient dans les Highlands. Et elles survivent. Et la vie devient presque belle, tellement poétique.

Sal, celle qui est tellement adulte, pour son âge. Tellement intelligente et entêtée. Et puis, Peppa. Oh ! Peppa ! C’est la joie et la naïveté, mêlées d’une curiosité et d’une insouciance incroyables. Une boule d’énergie et d’humour qui adore courir après les lapins. Peppa, c’est le rayon de soleil au cœur des Highlands.

C’est Sal qui nous conte cette histoire. Sal qui nous raconte comment « la sorcière » a sauvé sa sœur, comment elles se sont apprivoisées, toutes les trois.

 

C’est une histoire de survie, mais avant tout de vie. Un roman sur la quête de soi et notre lien, profond et inné, avec la nature.

C’est l’histoire de Sal et Peppa. Et elle est magnifique.

Résumé éditeur

Que font deux gamines en plein hiver dans une des plus sauvages forêts des Highlands, à des kilomètres de la première ville ?

Sal a préparé leur fuite pendant plus d’un an, acheté une boussole, un couteau de chasse et une trousse de premiers secours sur Amazon, étudié le Guide de survie des forces spéciales et fait des recherches sur YouTube. Elle sait construire un abri et allumer un feu, chasser à la carabine. Elle est capable de tout pour protéger Peppa, sa petite sœur.

Dans le silence et la beauté absolue des Highlands, Sal raconte, elle parle de leur mère désarmée devant la vie, de Robert le salaud, de la tendresse de la sorcière attirée par l’odeur du feu de bois, mais surtout de son amour extraordinaire pour cette sœur rigolote qui aime les gros mots et faire la course avec les lapins.

Un premier roman passionnant et tendre, qui parle de survie, de rédemption, et des vertus régénérantes de la nature. Une vraie réussite.

Extraits

« J’avais expliqué à Peppa que m’man avait une maladie appelée l’alcoolisme c’est-à-dire une addiction à l’alcool qui vous empêche d’être normal et vous oblige à boire tout le temps comme m’man, à vous endormir et à pleurer et à ne pas vous occuper de vos enfants. Ça vous fait aussi accepter l’inacceptable chez les autres et avoir une haute tolérance face à une attitude inappropriée disait un des sites que j’ai consultés là-dessus. Comme avec Robert. Elle le laissait la frapper et lui prendre son argent et nous frapper aussi parce qu’elle avait une maladie qui lui faisait croire que ce n’était pas grave. C’est parce que vous avez des réactions chimiques différentes dans le cerveau qui vous poussent à vouloir et à chercher la chose qui vous rend malade et comme vous ne savez pas que vous avez cette maladie, vous refusez d’admettre que vous êtes malade. »

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« Survivre se résume en grande partie à prévoir, prendre le temps de réfléchir et faire un plan. Le Guide de survie des forces spéciales dit que le facteur le plus important dans la survie à long terme est l’attitude. La façon dont on réfléchit affecte nos chances de réussite. Si on est négatif et si on pense seulement que les choses vont empirer ou qu’on ne peut pas continuer alors on commence à agir dans ce sens. Et plus on pense et agit dans ce sens plus les choses empirent et plus on prend de mauvaises décisions. Et c’est là qu’il faut prendre le temps de réfléchir, faire un plan et entreprendre une action capable d’améliorer la situation. Même une chose minime peut aider. »

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